Le nom d’Alexandre de Rhodes est profondément lié à l’histoire du Vietnam. Parmi les premiers jésuites à venir évangéliser l’Indochine coloniale, il perfectionne la transcription de la langue vietnamienne en alphabet latin. Aujourd’hui, cet alphabet fait partie de l’identité nationale : il est au 20e siècle la langue officielle du pays.
À Hô Chi Minh-Ville, certaines rues se détachent par leur nom français, comme un souvenir du passé colonial du pays. Avant l’indépendance du Vietnam, elles étaient nombreuses ; aujourd’hui, elles sont particulièrement rares. Si le gouvernement actuel a choisi de conserver seulement certaines d’entre elles, ce n’est pas un hasard. En effet, il a souhaité rendre hommage à des personnalités ayant œuvré pour l’évolution positive du pays.
Parmi elles se trouvent Alexandre de Rhodes, dont la rue éponyme croise – coïncidence ? – la voie Pasteur, dans le centre-ville. Peu connu du grand public, ce jésuite passionné de langues étrangères a passé de longues années en Indochine. Il y a étudié le vietnamien et développé une transcription en alphabet latin de la langue locale.
Né en 1591 à Avignon, Alexandre de Rhodes entre dans la Compagnie de Jésus en 1612. Il débarque pour la première fois en Indochine en mars 1626, à Faifo (aujourd’hui Hoi An). Il est le premier Français sur place. Il maîtrise la langue locale en seulement quelques mois.
Mais sa mission d’évangélisation se trouve compromise par des missionnaires opposés à la polygamie, et par la jalousie des mandarins au service du roi. Celui-ci redoute en fait que l’essor de la foi catholique détruise son autorité basée sur le confucianisme.
Après avoir été placé en résidence surveillée, Alexandre de Rhodes est banni en 1630. Il part enseigner la philosophie à Macao, alors colonie portugaise.
Il ne retourne en Cochinchine qu’à partir de 1640, effectuant plusieurs voyages entre cette année et 1645, travaillant bien souvent dans la clandestinité.
En juillet 1645, il est expulsé de Cochinchine. Rentré à Rome, il plaide pour la formation d’un clergé autochtone en Cochinchine et au Tonkin. Un projet qui le conduira à être mis en disgrâce car diplomatiquement trop sensible quant à la domination du Portugal sur le pays.
Alexandre de Rhodes n’est pas tant connu pour sa mission catholique en Indochine que pour son dictionnaire vietnamien-latin-portugais. Mais contrairement à la croyance populaire, il n’invente pas le quoc-ngu (la transcription du vietnamien en alphabet latin). Qui alors ?
En réalité, deux de ses prédécesseurs l’ont établi avant lui, Gaspard do Amaral et Antonio de Barbosa. Il se base donc sur leur travail, mais aussi et surtout sur celui de Francisco de Pina, qui élabore dès 1622 un système de transcription adapté à la phonétique et aux tons de la langue vietnamienne. Toutefois, Alexandre de Rhodes développe considérablement le quoc-ngu, ajoutant les marques aux lettres latines, permettant de différencier les intonations et donc la signification des mots. Il intègre en plus une grammaire à la fin de son dictionnaire, qui constituera un ouvrage de référence longtemps après sa mort.
Au départ, l’écriture romanisée est destinée à l’instruction et à l’usage des missionnaires. Mais le quoc-ngu se diffuse plus largement dans les communautés chrétiennes à partir du milieu du 17e siècle. En effet, il est plus pratique à employer, et il constitue une sécurité face à un régime qui demeure inquisitorial. En outre, sa diffusion n’est pas seulement le fruit des missionnaires ; les chrétiens vietnamiens y concourent, notamment par la transcription d’écrits de langue vulgaire en quoc-ngu.
Les missions évangélistes européennes qui débarquent ensuite sur le territoire participent à sa mise en place. En 1838, le dictionnaire est réimprimé à Sérampore, au Bengale, sous l’égide de Mgr Pigneaux de Behaine, qui l’enrichit, le révise et le corrige.
Le quoc-ngu se répand très largement au Vietnam, et devient l’instrument de modernisation et d’indépendance du pays. Rendu obligatoire en 1910 par l’administration française, il participe à l’alphabétisation de masse. Le Front révolutionnaire (Viet Cong) se l’approprie ensuite pour en faire l’outil de lutte principal contre l’illettrisme.
Après 1975 et la réunification du pays, l’époque coloniale est rejetée en bloc par le gouvernement, et avec elle l’œuvre d’Alexandre de Rhodes. Le mémorial qui avait été érigé en son honneur est retiré. Ce n’est qu’en 1995, suite à un colloque organisé par le Centre des sciences sociales et humaines sur la vie du jésuite que décision est prise de déposer l’ancienne stèle à la Bibliothèque nationale, et de donner son nom à l’une des rues d’Hô Chi Minh-Ville.